Unknown Winter 

Les noms. Ce sont comme des codes. Derrière chacun d’eux se cache une biographie. Or, même le mot « biographie » n’est qu’un lieu commun, une généralité, pour désigner tout un ensemble d’instants vécus et d’occasions manquées, de décisions conscientes et de hasards sur lesquels nous n’avons aucune prise, de souvenirs classés et d’attentes encore inassouvies, de rencontres éphémères et de liens intimes, mais aussi de projections extérieures et de points de repère statistiques. Un nom est immuable, mais ses coordonnées évoluent sans cesse. Certains aspects avancent vers la lumière, d’autres s’effacent en arrière- plan. Hasse Poulsen, Tomasz Dąbrowski et Fredrik Lundin, ce sont d’abord des noms qui suscitent, chez ceux qui les entendent ou les lisent, différentes associations d’idées, nombreuses ou ténues. Pour les uns, chacun de ces codes cache une histoire, un son, une idée concrète. Pour d’autres, c’est la simple sonorité de ces noms qui éveillera leur intérêt. Hasse Poulsen – une formule magique qui ouvre une infinité de possibles, tout comme Tomasz Dąbrowski et Fredrik Lundin, des combinaisons de mots au charme magnétique.
Les voix. Ce sont les signatures des noms, notre empreinte acoustique, unique et personnelle. Bien sûr, la notion de voix est elle aussi une construction floue. Car le visage acoustique que nous percevons de l’autre n’est que la manifestation extérieure d’un gigantesque chœur intérieur, canalisé dans un terme, un élément de langage aisément reconnaissable. Nous utilisons notre voix, de manière consciente ou inconsciente, pour porter ce que nous souhaitons exprimer. La voix va de l’intérieur vers l’extérieur, telle une sortie d’autoroute interne qui relie notre personnalité au monde tel que nous le percevons, puis la propulse au-delà de l’horizon attendu. Nous savons ce que nous avons envie d’exprimer, mais ce que nous provoquons et, en fin de compte, ce qui revient jusqu’à nous est, dans le meilleur des cas, totalement imprévisible. Les instruments sont les extrémités de nos voix. Hasse Poulsen, Fredrik Lundin et Tomasz Dąbrowski s’aventurent à l’extrême limite de leur périmètre d’action, car tous trois esquissent l’arc le plus long possible entre la cacophonie de leur chœur intérieur et l’immensité insondable de leur force d’expression. Entre ces deux pôles se déploient une infinité d’interactions possibles, tant individuelles que collectives.
Les chants. Pour elles, nulle définition. Une fois inventées, elles seront là pour l’éternité. Ou, pour être exact, elles ont toujours été là, car leurs coordonnées – tonalités, sonorités, mélodies, harmonies, rythmes, volumes – puisent leur source dans l’universalité infinie d’une création incorruptible, quel que soit le nom que l’on souhaite lui donner. Ce qui distingue les compositions les unes des autres, ce sont les noms de ceux qui les inventent, les voix qui les portent. Unknown Winter est un ensemble de pistes dans lequel Hasse Poulsen, Tomasz Dąbrowski et Fredrik Lundin se donnent quatorze rendez- vous indépendants les uns des autres, pour frotter leurs voix respectives à celles des autres. Certaines compositions semblent porter le sceau d’une musique sacrée, d’autres se font plus rebelles. Parfois, le « trialogue » est doux et empathique, parfois il se déchaîne en de flagrantes oppositions. Si les trois musiciens se rejoignent harmonieusement dans un morceau, dans le suivant, ils peuvent se tenir à une distance infranchissable. Hasse Poulsen reste Hasse Poulsen, et pourtant, nous le rencontrons sous quatorze formes différentes. Il en va de même pour Fredrik Lundin et Tomasz Dąbrowski. Les codes se dissolvent, les langues, les sonorités et les timbres s’écoulent et se diffusent, comme des aquarelles. Dans chaque composition, expériences et traditions s’appréhendent sous un nouveau prisme.
Les instants. Chacun d’entre eux englobe tout l’éventail des possibles. Ils symbolisent à la fois l’alpha et l’oméga, ainsi que l’infinité de variantes qui existent entre les deux. L’essentiel n’est donc pas uniquement ce qui est dit, mais aussi ce qui est sciemment omis, car même ce qui n’est pas là a son importance. L’ombre naît de l’absence de lumière. Pour autant, est-elle moins réelle que la lumière ? Un solo de batterie sans percussions ouvre le bal des espaces creux qui, sur cet album, ne sont remplis que par l’imagination. Un hiver que nul ne connaît, des lieux sacrés observés du point de vue d’un insecte et bien d’autres paradoxes qui n’en sont pas. Unknown Winter est un instantané qui, en fin de compte, pousse le hasard jusqu’à l’absurde. Tout ce qui se produit dans ces pistes suit une logique si impérieuse que les états traditionnels de l’improvisation et de la composition se dissolvent dans une osmose incessante. Bien plus que des processus formels, il s’agit là de décisions situationnelles, prises d’une part par les musiciens sur la toile de fond qui leur est propre, et d’autre part par les compositions elles-mêmes. Chaque décision est irréversible. Elle conduit irrémédiablement au positionnement suivant, et ainsi de suite. Car ce que nous percevons comme de la musique n’est rien d’autre que l’enchaînement conscient d’instants.
Les noms sont des noms, les voix des voix, les compositions des compositions, les instants des instants. Unknown Winter est Unknown Winter. Ce pourrait être un autre album, avec d’autres noms, d’autres voix, d’autres pistes. Mais ce n’est pas le cas. Ici, trois musiciens sont à l’œuvre pour appréhender, avec une conscience individuelle et collective poussée à son extrême, l’inéluctabilité de l’instant et relever le défi d’un passé et d’un avenir qui se délitent sans cesse, dans le boson de Higgs d’un présent évanescent.